KOKOROKO, SAULT, Ezra Collective : la ferveur collective continue
"We were searching for playfulness and enjoyment" kokoroko
Cet été, KOKOROKO a publié un nouvel album, Tuff Time Never Last, qui m’a bouleversé. À force de l’écouter, j’ai repensé à la vitalité des collectifs londoniens et à ce souffle particulier qu’ils apportent au jazz et à ses voisins. Trois noms me reviennent avec évidence : KOKOROKO, SAULT et Ezra Collective. Trois groupes qui rappellent que la musique peut être à la fois une caresse, une prière et une fête.
Aussi, je réalise que cette scène m’a rarement déçu. Elle a toujours su donner à la musique une épaisseur, une sincérité et toutes les raisons de croire que le jazz et ses constellations complices dépassent le simple plaisir sonore. Que la musique n’est jamais aussi belle que lorsqu’elle devient un espace commun, un souffle collectif.
Le terreau d’un son
Le jazz britannique a toujours été une affaire de métissage. Né au début du XXᵉ siècle dans les clubs enfumés de Soho, il s’est d’abord nourri des tournées américaines, Louis Armstrong en 1932, Duke Ellington, Coleman Hawkins ; avant de devenir une langue propre. C’est surtout après la Seconde Guerre mondiale, avec l’arrivée des communautés caribéennes et ouest-africaines, que le jazz londonien trouve sa pulsation. Des quartiers comme Brixton ou Hackney deviennent des laboratoires sonores où le calypso, le reggae, le highlife et la soul se mêlent au swing et au bebop.
Ce brassage n’a jamais cessé. Dans les années 1990, le jazz s’est frotté au broken beat et à la drum’n’bass ; aujourd’hui, il respire au rythme du grime, du hip-hop et de l’afrobeat. Cette continuité est assurée par un lieu, presque mythique : Tomorrow’s Warriors, fondé par Gary Crosby et Janine Irons. Un espace où des générations d’artistes noirs britanniques ont appris non seulement à jouer, mais à s’écouter. C’est là qu’ont grandi Sheila Maurice-Grey, Femi Koleoso, Nubya Garcia ou Cassie Kinoshi. Tous ont hérité de cette idée simple et magnifique que la musique est un dialogue.
KOKOROKO : la tendresse et la force des respirations
KOKOROKO voit le jour autour de Sheila Maurice-Grey (trompette, bugle, voix) et Onome Edgeworth (percussion), qui se sont rencontrées lors d’un voyage artistique au Kenya, en 2014. De ce moment naît une question : Comment l’afrobeat peut-il être réinterprété par des jeunes de la diaspora noire à Londres ? KOKOROKO prend le Highlife, l’Afrobeat, la pulsation de Tony Allen, les harmonies vocales, le groove, et les injecte d’un sens de l’espace, de la retenue, de l’ombre, mais aussi de la lumière et de la fête propre à eux. Le groupe réunit Anoushka Nanguy à la voix et trombone, Ayo Salawu à la batterie, Duane Atherley à la basse, Tobi Adenaike-Johnson à la guitare et Yohan Kebede aux claviers. Le nom même du groupe, KOKOROKO, est un mot de la langue Urhobo (Nigeria) signifiant « sois fort, dur à briser ». Un nom de scène qui dit quelque chose de puissant de leur démarche.
Ce que je vois chez KOKOROKO, c’est l’alliance d'un héritage africain (hauts lieux du highlife, de l’afrobeat), la diaspora, l’espace londonien comme creuset, l’envie de parler de qui on est, tout en faisant danser ou planer. Entre langueur, méditation dans les parties lentes, les harmonies qui flottent, puis les ruptures, les grooves qui nous réveillent : le sens du contraste est ce qui me touche le plus chez le collectif.
Le morceau “Abusey Junction” (2018) est pour moi une entrée en matière parfaite : les harmonies, la guitare, la batterie, le souffle des cuivres, tout s’articule pour créer une sorte de prélude onirique à la fête et à la réflexion. Leur premier album Could We Be More (2022) baigne dans un soleil apaisé. C’est le moment où ils montrent qu’ils peuvent tenir la durée, explorer des zones moins évidentes, des ambiances plus contemplatives, plus espacées, tout en maintenant une unité de ton. Le groupe chérit la durée.
KOKOROKO a ce don de faire une musique où l’on sent bien accueillie et cet été, leur nouvel album Tuff Time Never Last (2025), m’a tenu compagnie sans relâche. Je me souviens de ma première écoute et d’un sentiment immédiat d’intimité solaire enveloppante, comme si le temps ralentissait pour me laisser respirer l’instant. Le groupe lui-même décrit cet album comme « un ensemble énergique, vibrant et nostalgique » qui embrasse les dualités de la vie – communauté, sensualité, enfance, perte et surtout persévérance.
« This album is very nostalgic, it carries the energy of our youth: summers in London, long hot days where loads of kids would be round my house or we’d be out riding and playing all day. A lot of the kids I grew up with, we’re not really friends anymore, they’ve gone through some hard times, and it’s been a difficult journey for all of us, but in our own ways we’ve all come out the other side. Inevitably, tough times will come, but it’s a short life, and we can find joy at the end of those times »
La signature sonore de Kokoroko se déploie ici dans toute sa richesse : empreinte d’afrobeat et de highlife comme toujours, l’album se teinte de références inattendues. Je reconnais les accents suaves du R&B britannique des années 80, de la soul ouest-africaine, du disco et même du lovers rock qui viennent enrichir le groove jazzy de base. Leurs timbres individuels se répondent et s’élèvent dans un jeu collectif organique : une polyphonie chambriste qui reste radieuse et tranquille, qui résonne dans la patience, dans la beauté et dans la vérité. (Sweetie, Just Can’t Wait)
Parmi les onze titres, c’est « Idea 5 (Call My Name) » qui me captive particulièrement. Dès les premières secondes, la voix suave de la chanteuse invitée LULU s’élève sur un groove soyeux et apporte au morceau une sensualité évidente. Le chant de LULU, méditatif et aérien, fait surgir une émotion à la fois douce et poignante, un appel discret (« Call my name… »), sur fond de basse ondulée, qui flotte dans l’espace comme un murmure nocturne. Et quand on écoute le morceau la nuit tombée, le frisson de désir est encore plus palpable.
Cet hymne au partage des sentiments s’inscrit dans la continuité de l’œuvre du groupe tout en marquant un tournant. Tuff Times Never Last est pour moi le reflet sincère d’une communauté et de souvenirs partagés. Les arrangements, la production et jusqu’à la pochette – peinte par Luci Pina et évoquant un Londres estival plein d’espoir – soulignent ce lien intime avec la ville et ses étés d’enfance. Les moments de grâce, nombreux, font pleinement vivre le titre du disque : les moments difficiles ne durent pas, et la joie finit toujours par reprendre ses droits. Ce passage poétique et vibrant, raconté à la première personne, célèbre ainsi la lumière jaillie après les doutes et conclut en beauté cette odyssée musicale incarnée.
SAULT : le langage du mystère et de la foi
Le même espace invisible se plie à ceux qui le traversent, avec SAULT, c’est une autre lumière. En les découvrant avec Untitled (Black Is) (2020), j’ai tout de suite eu la sensation d’écouter une confidence qui s’adresse au monde entier. Pendant longtemps, on ne savait pas qui se cachait derrière le projet. On sait aujourd’hui qu’il est dirigé par le producteur Inflo (Dean Josiah Cover) et la chanteuse Cleo Sol. SAULT gravite autour d’un noyau mouvant où l’on croisait régulièrement Kid Sister, Chronixx, Little Simz, parfois Michael Kiwanuka. Mais ce choix de disparaître derrière la musique reste fort : le collectif est plus important que les visages. Et ce mystère est cohérent avec leur démarche radicale : sortir plusieurs albums dans l’année, en rendre certains éphémères (Nine, disponible seulement 99 jours), refuser la promotion traditionnelle. Cette discrétion volontaire donne à leur œuvre un parfum de secret, d’énigme partagés.
Musicalement, ils traversent les genres et les mondes sans jamais s’y enfermer : soul, funk, gospel, afrobeat, musique classique. Une rencontre où se croisent nos problèmes de coeur, nos engagements face au monde et nos élans vers quelque chose de plus grand. Tout semble porté par une intention très spirituelle. Les cœurs et les silences résonnent comme un appel au recueillement. J’écoute SAULT comme on entrerait dans une chapelle où la musique est prière et confession ; avec respect, avec intensité, avec la certitude de toucher quelque chose d’essentiel.
Quand je repense aux albums 10 et 11, j’ai en tête l'image d’une flamme qui apaise, s’élève, s’éteint comme un encens. Dense, mais jamais pesante. Ces deux disques, si différents dans leurs formes, partagent une densité spirituelle qui me touche profondément. L’album 11, sorti en 2022 parmi une offre très ambitieuse de cinq disques surprises, est un monument de soul, funk et R&B. Il s’ouvre sur Glory, un titre lumineux, presque triomphal, qui installe d’emblée un sentiment d’élévation. Mais ce que je retiens surtout, ce sont deux morceaux qui, à mes oreilles, portent toute la complexité émotionnelle du collectif : « Fight for Love » et « Envious ».
Fight for Love est une lutte chantée. La voix, portée par Cleo Sol, semble implorer et espérer en même temps. Il y a dans le texte comme une urgence : aimer n’est pas un choix facile, mais une bataille que l’on mène pour qu’elle triomphe. La production d’Inflo, composée d’un piano discret, des percussions tamisées, des chœurs qui répondent, comme des échos d’une prière collective, est divine. J’ai souvent l’impression que ce morceau est un acte de résistance personnelle contre la fatigue, le désespoir, la résignation.
Envious, qui figure également sur 11, est plus confessionnel, presque murmuré. La musique se fait plus sobre, plus intime sur un groove léger et quelques notes suspendues. Je l’écoute comme on lit ses anciens journaux intimes avec délicatesse, en essayant de comprendre la blessure qui se cache derrière le message et la mélodie.
L’album 10 (sorti en avril 2025) prend une posture différente mais complémentaire. Toujours produit par Inflo, il s’inscrit dans la tradition gospel et R&B. Cleo Sol est au centre, sa voix comme un phare dans la nuit, guide l’auditeur à travers des paysages spirituels. L’album, bien que plus contemporain dans ses textures, n’oublie jamais sa dimension messagère : la foi, la guérison, la résilience sont au cœur de chaque note. Il y a des moments de clair-obscur très puissants, où la foi triomphe dans la nuance : les voix s’élèvent, mais elles chuchotent parfois ; les harmonies enveloppent, mais elles laissent des espaces planants. Ces espaces sont, à mon sens, la plus belle déclaration de SAULT : une œuvre qui ne prétend pas tout savoir, mais qui bouleverse par cette rassurante sensation d’entrevoir une réponse au chaos.
Ezra Collective, la joie, le bal, la confidence
Chacun fait résonner le sanctuaire autrement selon celui qui entre : là où Kokoroko apaise, SAULT prie et Ezra Collective danse. C’est le groupe de la jubilation, de la vitalité, de la générosité et de la célébration. Le groupe est né dans l’écosystème de Tomorrow’s Warriors et forme un quintette autour de Femi Koleoso (batterie) et de son frère TJ Koleoso (basse) et réunit également Joe Armon-Jones aux claviers, James Mollison au saxophone et Ife Ogunjobi à la trompette. Ils sont l’incarnation la plus joyeuse du jazz contemporain : un jazz qui ne s’excuse pas d’être vivant, traversé par le hip-hop, le grime, l’afrobeat, le reggae, la salsa.
Leur son est d’abord une affaire de rythme. Femi Koleoso joue comme s’il dansait, chaque frappe a le poids d’un sourire. Sa batterie est bavarde, exubérante, presque théâtrale, mais on sait qu’elle répond et s’amuse. À côté, la basse de TJ Koleoso, enveloppe, réchauffe, met la pièce en mouvement. Et par-dessus, les claviers de Joe Armon-Jones ajoutent encore plus de lumière et des harmonies qui se dilatent comme des couleurs à l’aube.
You Can’t Steal My Joy (2019) portait déjà en lui ce credo : la joie comme forme de résistance. La joie qui n’est pas une fuite, mais une réponse. Le morceau Quest for Coin explose dans une tempête de percussions et de cuivres effervescents. Reason in Disguise, avec Jorja Smith, révèle leur versant soul, plus introspectif.
Plus tard, leur album Where I’m Meant to Be (2022) a confirmé leur puissance, les menant jusqu’au Mercury Prize 2023, une première historique pour un groupe de jazz. Mais au-delà des prix, ce qui compte, c’est leur énergie. Sur scène, Ezra Collective transcende la technique pour retrouver la transe. La batterie est un moteur pendant que la basse embrase le sol et que les cuivres éclatent de rire. Tout est vivant, organique, traversé d’une ferveur qui déborde de la scène et surtout d’une joie contagieuse.
Le titre Life Goes On, avec Sampa the Great, résume tout : une pulsation afrobeats, une trompette éclatante, un flow qui rebondit comme une danse. Leurs morceaux s’étirent, changent de direction, s’enflamment, débordent de sourire. Ils jouent comme on respire, comme on rit, comme on vit. C’est un jazz du corps, un jazz du peuple, un jazz de la fête, qui porte à merveille le nom du collectif. Profondément africain dans ses rythmes, farouchement britannique dans son énergie, et absolument magnétique dans sa joie. Et cette fête, chez eux, n’est jamais superficielle. Elle est résolument politique.
Leur dernier album confirme leur obsession : faire danser sans perdre en exigence. Au cœur de celui-ci, Dance, No One’s Watching (sorti le 27 septembre 2024), Ezra Collective tisse une toile sonore qui raconte la nuit comme un lieu d’asile, de dévoilement et de célébration. Ce disque, enregistré notamment aux mythiques studios Abbey Road, est à la fois un manifeste et un journal d’une tournée mondiale, un hommage aux dance-floors qu’ils ont croisés, de Londres à Lagos, en passant par Chicago.
Parmi les excellents morceaux, No One’s Watching Me, avec la voix délicate et habitée d’Olivia Dean, occupe une place à part. Ce titre est une confession chuchotée dans l’intimité d’une nuit festive ; il évoque ce moment précieux où l’on danse comme si personne ne regardait, où l’on laisse la musique prendre le contrôle, sans masque, sans prudence. Dans cette chanson, la basse s’incline, tandis qu’Olivia Dean dépose des mots pleins de vérité : cette liberté partagée, presque sacrée, de s’abandonner à la danse, à soi-même. Que No One’s Watching Me me touche autant n’est pas étonnant, c’est peut-être l’un des instants les plus vulnérables et galvanisants de tout l’album.
« The dancefloor encapsulates what life is.You can live your life without the anxiety that’s stopping you from dancing. No One’s Watching is saying: ‘Don’t be petrified, because this facade you built up of everyone scrutinising you might not be as real as you think it is. Take the entire moment with both hands for yourself. »
Mais l’album dépasse la célébration purement festive, Ezra Collective trouve aussi des instants de recueillement. Par exemple, Why I Smile est un morceau d’une tendresse nocturne, des harmonies qui se déploient comme des murmures, une invitation douce à regarder l’intérieur de soi au moment où les lumières s’éteignent. Et God Gave Me Feet for Dancing, en featuring avec Yazmin Lacey, évoque l’idée que danser n’est pas simplement un geste de joie mais un acte de liberté, presque un rituel, un cadeau.
Un même souffle
Je me dis que KOKOROKO, SAULT et Ezra Collective incarnent trois visages d’un même élan. KOKOROKO me berce par la détente, une douceur qui apaise. SAULT me donne la prière, une intensité mystérieuse et sacrée. Ezra Collective m’apporte la fête, le corps qui danse et s’oublie. Tous vers l’élan du jazz célébré comme un art populaire et moderne, riche de son passé et résolument tourné vers l’avenir.
C’est cela, la vitalité du jazz et de ses proches aujourd’hui à Londres : une musique de communion. Jamais seulement virtuose ou cérébrale, elle a toujours été une affaire de partage, de danse, de rassemblement. Écoutez-les, laissez-les nous le rappeler ! Que c’est dans cette osmose de notes, de corps et d’esprits où bat la force des collectifs. Et quand le dernier accord s’éteint, il reste ce silence vibrant, presque sacré, celui des grandes évidences. Que la beauté, comme la musique, ne tient debout que lorsqu’elle se partage.