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Jazz, traversée sensible

Cette sélection contemporaine dévoile un jazz qui s’épanouit dans l’inattendu, la délicatesse et l’éclat de notre époque. Quelques suggestions de sorties en 2025.

Cette sélection contemporaine dévoile un jazz qui s’épanouit dans l’inattendu, la délicatesse et l’éclat de notre époque. Quelques albums de jazz que j’ai adoré découvrir en 2025 et je vous recommande chaleureusement.

Painter of the Invisible, Jaleel Shaw (2025)

Southern Nights, Sullivan Fortner (2025)

Endlessness, Nala Sinephro (2024)

On a Modern Genius (Vol. 1), Xhosa Cole (2025)

New Dawn, Marshall Allen (2025)

Portrait, Samara Joy (2024)

Gadabout Season, Brandee Younger (2025)

Play, Theo Croker et Sullivan Fortner (2025)

MALIK, Venna (2025)

honey from a winter stone, Ambrose Akinmusire (2025)

wHIMSY, Destin Conrad (2025)

You’re Exaggerating! Paul Cornish (2025)

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KOKOROKO, SAULT, Ezra Collective : la ferveur collective continue

En repensant à la vitalité des collectifs londoniens et à ce souffle particulier qu’ils apportent au jazz et à ses voisins, trois noms me reviennent avec évidence : KOKOROKO, SAULT et Ezra Collective. Trois groupes qui rappellent que la musique peut être à la fois une caresse, une prière et une fête. Aussi, je réalise que cette scène m’a rarement déçu. Elle a toujours su donner à la musique une épaisseur, une sincérité et toutes les raisons de croire que le jazz et ses constellations complices dépassent le simple plaisir des oreilles. Que la musique n’est jamais aussi belle que lorsqu’elle est un espace commun, un souffle collectif.

"We were searching for playfulness and enjoyment" kokoroko

Cet été, KOKOROKO a publié un nouvel album, Tuff Time Never Last, qui m’a bouleversé. À force de l’écouter, j’ai repensé à la vitalité des collectifs londoniens et à ce souffle particulier qu’ils apportent au jazz et à ses voisins. Trois noms me reviennent avec évidence : KOKOROKO, SAULT et Ezra Collective. Trois groupes qui rappellent que la musique peut être à la fois une caresse, une prière et une fête.

Aussi, je réalise que cette scène m’a rarement déçu. Elle a toujours su donner à la musique une épaisseur, une sincérité et toutes les raisons de croire que le jazz et ses constellations complices dépassent le simple plaisir sonore. Que la musique n’est jamais aussi belle que lorsqu’elle devient un espace commun, un souffle collectif.

Le terreau d’un son

Le jazz britannique a toujours été une affaire de métissage. Né au début du XXᵉ siècle dans les clubs enfumés de Soho, il s’est d’abord nourri des tournées américaines, Louis Armstrong en 1932, Duke Ellington, Coleman Hawkins ; avant de devenir une langue propre. C’est surtout après la Seconde Guerre mondiale, avec l’arrivée des communautés caribéennes et ouest-africaines, que le jazz londonien trouve sa pulsation. Des quartiers comme Brixton ou Hackney deviennent des laboratoires sonores où le calypso, le reggae, le highlife et la soul se mêlent au swing et au bebop.

Ce brassage n’a jamais cessé. Dans les années 1990, le jazz s’est frotté au broken beat et à la drum’n’bass ; aujourd’hui, il respire au rythme du grime, du hip-hop et de l’afrobeat. Cette continuité est assurée par un lieu, presque mythique : Tomorrow’s Warriors, fondé par Gary Crosby et Janine Irons. Un espace où des générations d’artistes noirs britanniques ont appris non seulement à jouer, mais à s’écouter. C’est là qu’ont grandi Sheila Maurice-Grey, Femi Koleoso, Nubya Garcia ou Cassie Kinoshi. Tous ont hérité de cette idée simple et magnifique que la musique est un dialogue.

KOKOROKO : la tendresse et la force des respirations

KOKOROKO voit le jour autour de Sheila Maurice-Grey (trompette, bugle, voix) et Onome Edgeworth (percussion), qui se sont rencontrées lors d’un voyage artistique au Kenya, en 2014. De ce moment naît une question : Comment l’afrobeat peut-il être réinterprété par des jeunes de la diaspora noire à Londres ? KOKOROKO prend le Highlife, l’Afrobeat, la pulsation de Tony Allen, les harmonies vocales, le groove, et les injecte d’un sens de l’espace, de la retenue, de l’ombre, mais aussi de la lumière et de la fête propre à eux. Le groupe réunit Anoushka Nanguy à la voix et trombone, Ayo Salawu à la batterie, Duane Atherley à la basse, Tobi Adenaike-Johnson à la guitare et Yohan Kebede aux claviers. Le nom même du groupe, KOKOROKO, est un mot de la langue Urhobo (Nigeria) signifiant « sois fort, dur à briser ». Un nom de scène qui dit quelque chose de puissant de leur démarche. 

Ce que je vois chez KOKOROKO, c’est l’alliance d'un héritage africain (hauts lieux du highlife, de l’afrobeat), la diaspora, l’espace londonien comme creuset, l’envie de parler de qui on est, tout en faisant danser ou planer. Entre langueur, méditation dans les parties lentes, les harmonies qui flottent, puis les ruptures, les grooves qui nous réveillent : le sens du contraste est ce qui me touche le plus chez le collectif. 

Le morceau “Abusey Junction” (2018) est pour moi une entrée en matière parfaite : les harmonies, la guitare, la batterie, le souffle des cuivres, tout s’articule pour créer une sorte de prélude onirique à la fête et à la réflexion. Leur premier album Could We Be More (2022) baigne dans un soleil apaisé. C’est le moment où ils montrent qu’ils peuvent tenir la durée, explorer des zones moins évidentes, des ambiances plus contemplatives, plus espacées, tout en maintenant une unité de ton. Le groupe chérit la durée.

KOKOROKO a ce don de faire une musique où l’on sent bien accueillie et cet été, leur nouvel album Tuff Time Never Last (2025), m’a tenu compagnie sans relâche. Je me souviens de ma première écoute et d’un sentiment immédiat d’intimité solaire enveloppante, comme si le temps ralentissait pour me laisser respirer l’instant. Le groupe lui-même décrit cet album comme « un ensemble énergique, vibrant et nostalgique » qui embrasse les dualités de la vie – communauté, sensualité, enfance, perte et surtout persévérance.

« This album is very nostalgic, it carries the energy of our youth: summers in London, long hot days where loads of kids would be round my house or we’d be out riding and playing all day. A lot of the kids I grew up with, we’re not really friends anymore, they’ve gone through some hard times, and it’s been a difficult journey for all of us, but in our own ways we’ve all come out the other side. Inevitably, tough times will come, but it’s a short life, and we can find joy at the end of those times »
— Onome Edgeworth pour Rolling Stone (2025)

La signature sonore de Kokoroko se déploie ici dans toute sa richesse : empreinte d’afrobeat et de highlife comme toujours, l’album se teinte de références inattendues. Je reconnais les accents suaves du R&B britannique des années 80, de la soul ouest-africaine, du disco et même du lovers rock qui viennent enrichir le groove jazzy de base. Leurs timbres individuels se répondent et s’élèvent dans un jeu collectif organique : une polyphonie chambriste qui reste radieuse et tranquille, qui résonne dans la patience, dans la beauté et dans la vérité. (Sweetie, Just Can’t Wait)

Parmi les onze titres, c’est « Idea 5 (Call My Name) » qui me captive particulièrement. Dès les premières secondes, la voix suave de la chanteuse invitée LULU s’élève sur un groove soyeux et apporte au morceau une sensualité évidente. Le chant de LULU, méditatif et aérien, fait surgir une émotion à la fois douce et poignante, un appel discret (« Call my name… »), sur fond de basse ondulée, qui flotte dans l’espace comme un murmure nocturne. Et quand on écoute le morceau la nuit tombée, le frisson de désir est encore plus palpable.

Cet hymne au partage des sentiments s’inscrit dans la continuité de l’œuvre du groupe tout en marquant un tournant. Tuff Times Never Last est pour moi le reflet sincère d’une communauté et de souvenirs partagés. Les arrangements, la production et jusqu’à la pochette – peinte par Luci Pina et évoquant un Londres estival plein d’espoir – soulignent ce lien intime avec la ville et ses étés d’enfance. Les moments de grâce, nombreux, font pleinement vivre le titre du disque : les moments difficiles ne durent pas, et la joie finit toujours par reprendre ses droits. Ce passage poétique et vibrant, raconté à la première personne, célèbre ainsi la lumière jaillie après les doutes et conclut en beauté cette odyssée musicale incarnée.

SAULT : le langage du mystère et de la foi

Le même espace invisible se plie à ceux qui le traversent, avec SAULT, c’est une autre lumière. En les découvrant avec Untitled (Black Is) (2020), j’ai tout de suite eu la sensation d’écouter une confidence qui s’adresse au monde entier. Pendant longtemps, on ne savait pas qui se cachait derrière le projet. On sait aujourd’hui qu’il est dirigé par le producteur Inflo (Dean Josiah Cover) et la chanteuse Cleo Sol. SAULT gravite autour d’un noyau mouvant où l’on croisait régulièrement Kid Sister, Chronixx, Little Simz, parfois Michael Kiwanuka. Mais ce choix de disparaître derrière la musique reste fort : le collectif est plus important que les visages. Et ce mystère est cohérent avec leur démarche radicale : sortir plusieurs albums dans l’année, en rendre certains éphémères (Nine, disponible seulement 99 jours), refuser la promotion traditionnelle. Cette discrétion volontaire donne à leur œuvre un parfum de secret, d’énigme partagés.

Musicalement, ils traversent les genres et les mondes sans jamais s’y enfermer : soul, funk, gospel, afrobeat, musique classique. Une rencontre où se croisent nos problèmes de coeur, nos engagements face au monde et nos élans vers quelque chose de plus grand. Tout semble porté par une intention très spirituelle. Les cœurs et les silences résonnent comme un appel au recueillement. J’écoute SAULT comme on entrerait dans une chapelle où la musique est prière et confession ; avec respect, avec intensité, avec la certitude de toucher quelque chose d’essentiel. 

Quand je repense aux albums 10 et 11, j’ai en tête l'image d’une flamme qui apaise, s’élève, s’éteint comme un encens. Dense, mais jamais pesante. Ces deux disques, si différents dans leurs formes, partagent une densité spirituelle qui me touche profondément. L’album 11, sorti en 2022 parmi une offre très ambitieuse de cinq disques surprises, est un monument de soul, funk et R&B. Il s’ouvre sur Glory, un titre lumineux, presque triomphal, qui installe d’emblée un sentiment d’élévation. Mais ce que je retiens surtout, ce sont deux morceaux qui, à mes oreilles, portent toute la complexité émotionnelle du collectif : « Fight for Love » et « Envious ».

Fight for Love est une lutte chantée. La voix, portée par Cleo Sol, semble implorer et espérer en même temps. Il y a dans le texte comme une urgence : aimer n’est pas un choix facile, mais une bataille que l’on mène pour qu’elle triomphe. La production d’Inflo, composée d’un piano discret, des percussions tamisées, des chœurs qui répondent, comme des échos d’une prière collective, est divine. J’ai souvent l’impression que ce morceau est un acte de résistance personnelle contre la fatigue, le désespoir, la résignation.

Envious, qui figure également sur 11, est plus confessionnel, presque murmuré. La musique se fait plus sobre, plus intime sur un groove léger et quelques notes suspendues. Je l’écoute comme on lit ses anciens journaux intimes avec délicatesse, en essayant de comprendre la blessure qui se cache derrière le message et la mélodie.

L’album 10 (sorti en avril 2025) prend une posture différente mais complémentaire. Toujours produit par Inflo, il s’inscrit dans la tradition gospel et R&B. Cleo Sol est au centre, sa voix comme un phare dans la nuit, guide l’auditeur à travers des paysages spirituels. L’album, bien que plus contemporain dans ses textures, n’oublie jamais sa dimension messagère : la foi, la guérison, la résilience sont au cœur de chaque note. Il y a des moments de clair-obscur très puissants, où la foi triomphe dans la nuance : les voix s’élèvent, mais elles chuchotent parfois ; les harmonies enveloppent, mais elles laissent des espaces planants. Ces espaces sont, à mon sens, la plus belle déclaration de SAULT : une œuvre qui ne prétend pas tout savoir, mais qui bouleverse par cette rassurante sensation d’entrevoir une réponse au chaos.

Ezra Collective, la joie, le bal, la confidence

Chacun fait résonner le sanctuaire autrement selon celui qui entre : là où Kokoroko apaise, SAULT prie et Ezra Collective danse. C’est le groupe de la jubilation, de la vitalité, de la générosité et de la célébration. Le groupe est né dans l’écosystème de Tomorrow’s Warriors et forme un quintette autour de Femi Koleoso (batterie) et de son frère TJ Koleoso (basse) et réunit également Joe Armon-Jones aux claviers, James Mollison au saxophone et Ife Ogunjobi à la trompette. Ils sont l’incarnation la plus joyeuse du jazz contemporain : un jazz qui ne s’excuse pas d’être vivant, traversé par le hip-hop, le grime, l’afrobeat, le reggae, la salsa. 

Leur son est d’abord une affaire de rythme. Femi Koleoso joue comme s’il dansait, chaque frappe a le poids d’un sourire. Sa batterie est bavarde, exubérante, presque théâtrale, mais on sait qu’elle répond et s’amuse. À côté, la basse de TJ Koleoso, enveloppe, réchauffe, met la pièce en mouvement. Et par-dessus, les claviers de Joe Armon-Jones ajoutent encore plus de lumière et des harmonies qui se dilatent comme des couleurs à l’aube.

You Can’t Steal My Joy (2019) portait déjà en lui ce credo : la joie comme forme de résistance. La joie qui n’est pas une fuite, mais une réponse. Le morceau Quest for Coin explose dans une tempête de percussions et de cuivres effervescents. Reason in Disguise, avec Jorja Smith, révèle leur versant soul, plus introspectif. 

Plus tard, leur album Where I’m Meant to Be (2022) a confirmé leur puissance, les menant jusqu’au Mercury Prize 2023, une première historique pour un groupe de jazz. Mais au-delà des prix, ce qui compte, c’est leur énergie. Sur scène, Ezra Collective transcende la technique pour retrouver la transe. La batterie est un moteur pendant que la basse embrase le sol et que les cuivres éclatent de rire. Tout est vivant, organique, traversé d’une ferveur qui déborde de la scène et surtout d’une joie contagieuse.

Le titre Life Goes On, avec Sampa the Great, résume tout : une pulsation afrobeats, une trompette éclatante, un flow qui rebondit comme une danse. Leurs morceaux s’étirent, changent de direction, s’enflamment, débordent de sourire. Ils jouent comme on respire, comme on rit, comme on vit. C’est un jazz du corps, un jazz du peuple, un jazz de la fête, qui porte à merveille le nom du collectif. Profondément africain dans ses rythmes, farouchement britannique dans son énergie, et absolument magnétique dans sa joie. Et cette fête, chez eux, n’est jamais superficielle. Elle est résolument politique. 

Leur dernier album confirme leur obsession : faire danser sans perdre en exigence. Au cœur de celui-ci, Dance, No One’s Watching (sorti le 27 septembre 2024), Ezra Collective tisse une toile sonore qui raconte la nuit comme un lieu d’asile, de dévoilement et de célébration. Ce disque, enregistré notamment aux mythiques studios Abbey Road, est à la fois un manifeste et un journal d’une tournée mondiale, un hommage aux dance-floors qu’ils ont croisés, de Londres à Lagos, en passant par Chicago.

Parmi les excellents morceaux, No One’s Watching Me, avec la voix délicate et habitée d’Olivia Dean, occupe une place à part. Ce titre est une confession chuchotée dans l’intimité d’une nuit festive ; il évoque ce moment précieux où l’on danse comme si personne ne regardait, où l’on laisse la musique prendre le contrôle, sans masque, sans prudence. Dans cette chanson, la basse s’incline, tandis qu’Olivia Dean dépose des mots pleins de vérité : cette liberté partagée, presque sacrée, de s’abandonner à la danse, à soi-même. Que No One’s Watching Me me touche autant n’est pas étonnant, c’est peut-être l’un des instants les plus vulnérables et galvanisants de tout l’album.

« The dancefloor encapsulates what life is.You can live your life without the anxiety that’s stopping you from dancing. No One’s Watching is saying: ‘Don’t be petrified, because this facade you built up of everyone scrutinising you might not be as real as you think it is. Take the entire moment with both hands for yourself. »
— Femi Koleoso pour The Guardian (2024)

Mais l’album dépasse la célébration purement festive, Ezra Collective trouve aussi des instants de recueillement. Par exemple, Why I Smile est un morceau d’une tendresse nocturne, des harmonies qui se déploient comme des murmures, une invitation douce à regarder l’intérieur de soi au moment où les lumières s’éteignent. Et God Gave Me Feet for Dancing, en featuring avec Yazmin Lacey, évoque l’idée que danser n’est pas simplement un geste de joie mais un acte de liberté, presque un rituel, un cadeau.

Un même souffle 

Je me dis que KOKOROKO, SAULT et Ezra Collective incarnent trois visages d’un même élan. KOKOROKO me berce par la détente, une douceur qui apaise. SAULT me donne la prière, une intensité mystérieuse et sacrée. Ezra Collective m’apporte la fête, le corps qui danse et s’oublie. Tous vers l’élan du jazz célébré comme un art populaire et moderne, riche de son passé et résolument tourné vers l’avenir.

C’est cela, la vitalité du jazz et de ses proches aujourd’hui à Londres : une musique de communion. Jamais seulement virtuose ou cérébrale, elle a toujours été une affaire de partage, de danse, de rassemblement. Écoutez-les, laissez-les nous le rappeler ! Que c’est dans cette osmose de notes, de corps et d’esprits où bat la force des collectifs. Et quand le dernier accord s’éteint, il reste ce silence vibrant, presque sacré, celui des grandes évidences. Que la beauté, comme la musique, ne tient debout que lorsqu’elle se partage.

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Chacun son R&B

Tout est parti d’une conversation sur le R&B. Je discutais avec une connaissance, qui me parlait du R&B des années 70-80 avec un amour passionnel, comme d’un refuge, l’époque charnière où le genre puisait encore largement dans la funk et la soul. Moi, je buvais ses mots, consciente que moi aussi je garde une fascination pour cette période, mais que mon cœur, lui, bat plus fort ailleurs.

Relire cette conversation m’a donné envie d’aller plus loin : pourquoi chacun a son R&B préféré, et qu’est-ce que cela révèle de la richesse infinie du genre ?

« WHEN I FIRST CAME OUT, I USED TO ALWAYS SAY 'I DO BLACK MUSIC. I MAKE BLACK MUSIC'» D’ANGELO 

Tout est parti d’une conversation sur le R&B. Je discutais avec une connaissance, elle me parlait du R&B des années 70-80 avec un amour passionnel, comme d’un refuge, l’époque charnière où le genre puisait encore largement dans la funk et la soul. Moi, je buvais ses mots, consciente que moi aussi je garde une fascination pour cette période, mais que mon cœur, lui, bat plus fort ailleurs. Dans les années 90s et le début des années 2000, quand les artistes donnaient à leur mélodie et leurs harmonies une dimension presque architecturale.

Bien sûr, j’aime aussi beaucoup la musique d’artistes plus récents, mais disons que c’est une histoire plus compliquée. Certains me séduisent sans effort, tandis qu’avec d’autres, j’entretiens une relation compliquée, faite d’adhésions et de résistances.

Cette conversation m’a éclairé : chacun aborde le R&B à travers ses sensibilités, ses fidélités esthétiques et affectives. Le genre est très loin de vivre de manière uniforme, beaucoup d'entre nous l'expérimentent comme une mosaïque où chacun choisit ses obsessions, ses nuances, les fragments qui résonnent le plus fort. Relire cette conversation m’a donné envie d’aller plus loin : pourquoi chacun a son R&B préféré, et qu’est-ce que cela révèle de la richesse infinie du genre ?

Un mot d’histoire : du Rhythm & Blues au Contemporary R&B

Quand j’essaie de remonter le fil du R&B, je réalise à quel point ce genre a toujours été une histoire de métamorphoses. À l’origine, le terme même de « rhythm and blues » apparaît dans les années 40, dans la bouche des maisons de disques américaines qui cherchaient à rebaptiser ce qu’on appelait jusque-là « race music »  une appellation raciste qui servait à cataloguer la musique afro-américaine. Cette étiquette marketing raciste dissimulait hâtivement une énergie incandescente : un mélange de blues électrique, de gospel et de swing qui annonçait déjà le rock’n’roll. Le genre recouvre le style de musiciens comme Louis Jordan, Ruth Brown ou encore Wyonie Harris. Un peu plus tard, les années 60 marquent une période dorée pour le R&B, avec l’avènement de labels influents comme Motown et Stax Records.

Mais le R'N'B actuelle a pris ses distances avec celui de cette époque pionnière. Notre R'n"B, celui qui nous nourrit, s'enracine surtout dans les années 70, quand le genre s’est rapproché de la soul et de la funk. Le R&B s’est offert comme un velours sonore : chaleureux, raffiné, presque tactile. Marvin Gaye glisse ses mots avec une fluidité confondante sur What’s Going On (1971), Stevie Wonder orchestre des harmonies si riches qu’elles semblent suspendre le temps sur Innervisions (1973). À leurs côtés, Roberta Flack caresse les syllabes avec une délicatesse rarement vue sur Killing Me Softly (1973). Ces disques et bien d’autres de l’époque vibrent de chaleur, de groove collectif, de voix puissantes, brassant un riche panorama de thèmes , allant de l’amour à la justice sociale. Écouter ces albums c'est plonger dans une musique qui était faite pour la scène, pour les grands ensembles, pour la fête. Derrière ces voix se cachent les architectes qui ont sculpté ce son unique. Norman Whitfield, Berry Gordy, Quincy Jones, Stevie Wonder lui-même, donnent au R&B une élégance intemporelle, qui dès ses premières décennies, savait que sophistication et émotion pouvaient danser ensemble. Pendant ce temps, un jeune Michael Jackson avec les Jackson 5 prouvent déjà que le R&B était à la fois technique et vivant, annonçant l’élégance pop des décennies à venir !

Puis est arrivé le tournant des années 80 : un de mes éclats préférés. C’est celui des harmonies vocales sophistiquées, des refrains puissants. Le R&B des années 80 a cette particularité d’avoir su allier la ferveur de la soul à la précision presque architecturale d’une production nouvelle. Le genre devient le langage de la séduction et de la confession intime. Luther Vandross, Anita Baker, Chaka Khan, donnaient au sentiment amoureux ses contours les plus feutrés. C’était une musique de velours et de puissance, qui pouvait transformer une simple déclaration d’amour en une fresque sonore.

Vers la fin des années 80, les balades élégantes laissent peu à peu place à une modernité rythmique inédite. En parallèle, les productions de Teddy Riley, Babyface, Jimmy Jam & Terry lewis introduisent le R&B à une nouvelle dimension, tout en laissant les voix occuper le premier plan. Le genre s’est alors étendu, sans jamais perdre son ancrage dans les rues, les églises, et les clubs d’où il venait. En parlant de Teddy Riley ! La grande ère du New Jack Swing dont il est le fondateur, a une importance cruciale. Ce son hybride, mi-funk, mi-hip-hop, vient bousculer les codes : des beats secs et électroniques, des refrains imparables, une sensualité collective. New Edition (Heartbreak, 1988) Keith Sweat (Make it Last, 1987), Janet Jackson (Rhythm Nation, 1989) Zapp & Roger incarnent ce tournant ! Le R&B devient cool, profondément dansant. Je trouve cette période passionnante parce qu’elle assume un autre mélange, le genre regarde le hip-hop en face et décide de lui faire un clin d’œil appuyé. Ce dialogue donnera naissance à une nouvelle vague plus rythmique, plus charnelle qui définit tout ce que les années 90 feront exploser.

On entre dans un territoire très familier, là où je me sens chez moi :  les années 90. Une décennie qui a été une période de transformation pour le R&B, avec des artistes révolutionnaires, des albums inoubliables, et des bouleversements culturels qui résonnent encore dans la musique d’aujourd’hui. Whitney Houston trône comme une figure tutélaire. Sa voix est un temple, qui incarne à la fois un sommet et un point de bascule dans l’histoire du R&B. En 1998, Brandy, surnommée « The Vocal Bible » redéfinit la virtuosité avec Never Say Never : des harmonies vocales impossibles à reproduire, comme tissées dans l’air. Aaliyah, envoûte plus qu’elle ne séduit ; avec  One in a Million (1996). Timbaland et elle ont façonné un R&B à la fois aérien et avant-gardiste, une pulsation futuriste qui a défini tout un langage sonore. Les groupes féminins comme TLC, En Vogue, Destiny’s Child à la fin des années 90 insufflent une nouvelle grammaire du pouvoir. Leurs chansons célèbrent l’amour de soi autant qu’elles le questionnent : No Scrubs, Don’t Let Go, Say My Name deviennent des hymnes, des déclarations chantées en chœur sur les ondes mondiales. Et les hommes ? des groupes comme Boyz II Men, Jodeci, Tony! Toni! Toné! offraient  au monde des cathédrales d’harmonies luxuriantes et de ballades qui forcent encore l'admiration aujourd'hui.  Usher, Ginuwine allient sensualité et prestance esquissant la figure du crooner moderne, que suivront les futures stars masculines du R&B, à la fois magnétique et vulnérable. 

Ce R&B n'a pas craint la fissure, il s’est allègrement aventuré dans le vacillement et la véracité du cœur humain. Dans ces courants, ont résonné les refrains suaves, les harmonies enrichies, le désir, les trahisons, les pleurs, les silences. Une musique de vérités, devenue la frontière mouvante entre ce qu’on dit, ce qu'on tait et ce qu’on voudrait pouvoir murmurer ou hurler à l’oreille de l’autre. Mary J. Blige, la reine du “Hip-hop Soul”, chantait sa vérité comme si elle écrivait une lettre à son propre cœur. Sa douleur, sa guérison, sa résilience ont résonné avec des millions de personnes. Toni Braxton, avec son timbre grave et sensuel, a rendu des albums comme Secrets (1996) inoubliables. Lauryn Hill quant à elle transcende le genre : The Miseducation of Lauryn Hill (1998) reste un texte sacré où elle explore sa féminité, son récit spirituel et ses errances de paix intérieure. Entre le velours de Babyface, la science de Rodney Jerkins, les breaks de Rich Harrison, les dissonances futuristes de Timbaland et la ferveur organique des Soulquarians, le genre s’étire dans toutes les directions possibles.

Ce R&B-là, ce n’est pas celui que j’ai vu naître, ayant vu le jour en 1998. Il m'a été transmis par éclats, de la culture populaire, aux médias, à la curiosité, par les conversations et recommandations de quelques pairs. Pourtant, il a profondément façonné mon imaginaire musical et éveillé une passion qui brille toujours aujourd'hui. Celle que je dévorais sur YouTube et Dailymotion, que je suivais à travers les bandes‑son de films, et que j’écoutais dans ma chambre, encore et encore, en essayant de comprendre comment ces voix, ces refrains, ces harmonies pouvaient me captiver autant. Un mélange insaisissable qui me rendait curieuse, attentive, suspendue, et qui continue aujourd’hui de définir ce que j’attends du R&B.

Puis vint le tournant du millénaire, qui a apporté une autre splendeur, plus clinquante, où le R&B flirte ouvertement avec la pop et le hip-hop. Les machines ont pris un peu plus de place, les producteurs aussi. Ils conçoivent le son comme un terrain de jeu global. Mariah Carey, Beyoncé, Alicia Keys, Ne-Yo, Craig David : une nouvelle génération entrait en scène, prête à faire du R&B le cœur battant du mainstream. C’était l’ère des refrains calibrés pour les charts, des clips chromés, la montée en puissance du storytelling, un vernis plus globalisé et des voix plus lisses, mais toujours habitées. A cette époque, c’était le mariage parfait entre la virtuosité et une séduction plus pop car le genre exigeait toujours de vraies performances vocales.

Ce R&B-là, c’est le R&B de ma mémoire affective et pour lequel je garde une tendresse particulière. Celui que je chantais faux dans ma chambre, que je voyais tourner en boucle sur MTV et Trace. J’ai le souvenir net d’une époque où le genre brillait sous les projecteurs sans jamais totalement perdre son essence. Pourtant, derrière cette quête du hit parfait, il y avait encore cette finesse émotionnelle propre au R&B, ce mélange de sensualité, de vulnérabilité et d’assurance. Les artistes parlaient d’amour, mais avec une conscience nouvelle du rôle qu’ils jouaient dans la culture populaire. C’est cette dualité qui me retient. Le R&B des années 2000 savait être sophistiqué sans être distant, commercial sans être creux. C’était une musique de clubs et de cœurs brisés, d’autoradios et de cérémonies de remise de prix, un genre qui se tenait fièrement. 

Un autre courant naît en réaction : la “Neo Soul”, incarnée par Erykah Badu, D’Angelo, Jill Scott, Angie Stone, Maxwell. Tous ont été rangés sous cette étiquette qu’ils ont tour à tour refusée, redéfinie, transcendée. Parce que ce qu’ils faisaient, ce n’était pas un “nouveau” genre : c'était la continuité enracinée et vivante de la soul, du grain, bien au-delà de la simple nostalgie. Une musique qui revendique un retour à l’organique des instruments, à l’authenticité, au groove chaud et nuancé. Une branche plus intellectuelle, plus politique aussi, nourrie de jazz et de poésie dans laquelle j’y ai trouvé un miroir comme tant d’autres Spiritual Hoes ! 

Au milieu des années 2010, le R&B a muté. Les clubs ne vibraient plus de la même façon, le hip-hop avait pris le dessus sur les charts, et Internet a bouleversé la création. On entre alors dans une ère portée par une génération SoundCloud et une esthétique plus atmosphérique et expérimentale. Frank Ocean, Kehlani, PARTYNEXTDOOR, The Weeknd pour ne citer qu’eux. Le R&B s’est alors teinté d’électronique, d’introspections nocturnes, de minimalisme parfois glaçant. Le registre a toujours évolué au rythme des outils et des circuits de production. Dans les années 1990, sonorités denses et orchestrées s’appuyaient sur des studios coûteux, des musiciens et des moyens considérables. À partir des années 2010, une nouvelle esthétique s’impose : plus épurée, plus minimaliste, portée par la démocratisation des home studios, des logiciels de production et des plateformes numériques. Cette transformation ne change pas seulement la manière de créer, elle influence aussi notre écoute. Il m’arrive d’admirer la précision d’un mix complexe, où chaque détail vocal trouve sa place, tout comme je peux être touchée par la sincérité brute d’une voix captée dans un cadre intime, presque artisanal. Nos goûts se construisent ainsi à la croisée de plusieurs influences : les logiques de l’industrie, les technologies disponibles, mais aussi une sensibilité personnelle qui résiste, choisit, et parfois se réinvente.

Si le R&B contemporain s’est affranchi des grands studios, il n’a pas pour autant perdu ses architectes du son. Une nouvelle génération de producteurs et productrices en a redéfini les contours, injectant texture, recherche et sensualité. Parmi eux, D’Mile, artisan discret derrière Victoria Monét, H.E.R. ou Lucky Daye, replace le groove analogique au centre du jeu, dans une esthétique à la fois rétro et luxurieuse. Sounwave, façonnent un R&B mouvant, traversé de jazz, de funk et d’expérimentations électroniques. No I.D., 40 (OVO), Dev Hynes (Blood Orange), Inflo, Devin Morrison, Monte Broker, Dan Foster ou encore J-Louis ont, chacun à leur manière, ancré le genre dans une modernité où la précision du son, la profondeur atmosphérique, et l'expérimentation deviennent des langages à part entière. Ceux-ci ont su traduire de nouveaux désirs sonores et les textures hybrides de notre époque.

À mesure que les technologies de production se sont démocratisées, logiciels accessibles, stations de travail numériques, plateformes de diffusion indépendantes, le R&B a muté, non seulement dans ce qu’il exprime mais aussi à travers ses artisans. On est passé d’un modèle majeur où l’artiste chantait pendant que l’équipe technique « fabriquait le son », à une approche plus fluide et hybride, où l’interprète devient aussi architecte sonore. De nombreuses figures incarnent cette convergence : Solange, Frank Ocean ou Blood Orange sont salués non seulement pour leurs voix ou leurs textes, mais pour la façon dont leur production et leurs arrangements constituent le cœur même de leur identité musicale. Ils participent activement à la production, au choix des textures, des arrangements, à la direction artistique. L’album A Seat at the Table de Solange, par exemple, explore des espaces sonores intimes que l’artiste a module elle-même, souvent en collaboration, mais toujours avec une vision personnelle affirmée. De même pour des artistes comme Kelela ou H.E.R. qui s’impliquent grandement dans la composition et l’ingénierie du son, au-delà du chant. Ce contrôle leur permet d’affiner les nuances : placement des percussions, grain de la voix, effets, silences autant de détails qui façonnent l'expérience musicale. Le duo Chloe x Halle a aussi illustré aussi cette autonomie : l’une a produit, toutes deux ont composé et arrangé depuis leur home studio..

Certains y ont vu une rupture, d’autres (moi incluse) y ont plutôt lu une nouvelle mutation : le même esprit, mais éclairé par une lumière différente. J’aime cette mutation parce qu’elle a ouvert de nouvelles sensibilités. Aujourd’hui, le R&B est éclaté en une multitude de courants : la soul d’Ari Lennox, le versant plus spectral et électronique de Kelela, l’hybride funk/jazz de The Internet, l’élégance conceptuelle de Solange, ou encore le mainstream toujours conquérant d’artistes comme Giveon. SZA avec Ctrl, en 2017 a donné une voix à une génération vulnérable, brute, parfois brouillonne mais authentique. Et même si j’ai une relation “love/hate” avec Summer Walker, je reconnais qu’elle incarne une vérité crue qu’on avait besoin de montrer. 

L’amour dit autrement

Ce glissement est d’ailleurs saisissant quand on compare les époques. Les ballades des années 70 et 80, empreintes d’une certaine noblesse, parlaient d’amour comme d’une conquête délicate, presque chevaleresque. Les voix se posaient comme des serments, enveloppées de cordes et de cuivres, avec cette élégance feutrée qui laissait croire que la passion pouvait être éternelle. Dans les années 90, le R&B s’est fait plus incarné, plus tactile, on faisait de la séduction un jeu sensuel, un mélange de groove et de mélodie. Puis, au fil des années 2000 et surtout des années 2010, le discours amoureux a basculé vers une autre esthétique : plus directe, plus brute, parfois traversée par l’ombre des relations toxiques. On ne chante plus seulement la flamme qu’on veut rallumer, mais aussi les blessures, les dépendances et les déséquilibres. Ce n’est pas forcément qu’une vision pessimiste, c’est aussi le signe que le R&B, comme tout langage, suit l’évolution des relations humaines. Là où les générations passées rêvaient de déclarations grandioses, les artistes d’aujourd’hui s’attardent (du moins plus que leurs pairs) davantage sur la complexité des rapports, les zones grises, les contradictions, sans les dissimuler, parfois jusqu’à donner l’impression que la toxicité est devenue un thème dominant.  

Pour être honnête, je ne peux pas totalement résister à ce mélange. Il m’arrive de sourire en entendant Summer Walker ou Brent Faiyaz décrire des situations que mes parents qualifieraient de « drames évitables ». C’est aussi là que le R&B me touche encore plus car il capture le réel des sentiments, avec toutes ses contradictions. Mais je ne le vois pas comme un horizon strict. Même si je garde mes distances avec certaines esthétiques trop obsédées par le chaos amoureux, je reste fascinée par cette pluralité, parce qu’elle me rappelle que, quelles que soient nos époques ou nos sensibilités, nous cherchons toujours à mettre de la musique sur ce qui nous bouleverse le plus. Et heureusement, il existe toujours des artistes capables de puiser dans cette complexité pour en extraire autre chose que du cynisme. Alex Isley, Ravyn Lenae ou Xavier Omar, par exemple, réussissent à montrer qu’on peut chanter l’amour moderne sans sombrer dans le désenchantement, en y glissant au contraire de la tendresse, de l’humour et un sens aigu du détail.

Pourquoi chacun a son R&B préféré

C’est ici que le R&B cesse d’être seulement une histoire musicale pour devenir une question intime. On a tous « notre » R&B préféré, et ce choix révèle à la fois l’époque où l’on a grandi et la sensibilité avec laquelle on écoute.

La première explication est presque banale selon moi, mais elle tient : la musique qui nous marque pendant l’adolescence occupe une place et laisse une empreinte majeure dans notre vie affective. Le R&B que l’on chérit le plus est souvent celui de nos années et expériences cardinales : premières amours, premières fêtes, premières déceptions. Personnellement je sais que j’aime la musique de Brandy et c’est une façon, implicite, de dire « voilà le son qui a accompagné mes premières intensités émotionnelles ». La manière dont elle caresse une syllabe, comment ses harmonies se superposent : ces souvenirs sonores sont des repères émotionnels. Pour beaucoup d'entre nous, Usher ou Destiny’s Child occupent cette place : des tubes chorégraphiés, des clips qui passaient en boucle, des bals de promo, des soirées partagées. Pour d’autres, ce sera Luther Vandross dans les années 80 ou Jodeci un peu plus tard. Cette imbrication entre mémoire personnelle et son explique pourquoi des R&B très différents peuvent être aussi viscéralement aimés. Pour quelqu’un de plus jeune, ce sera peut-être Trapsoul de Bryson Tiller ou Ctrl de SZA. À chaque génération son R&B-refuge !

Evidemment l’âge ne fait pas tout et au-delà de l’histoire personnelle, c’est aussi une affaire de sensibilité sonore. C’est là un des autres aspects les plus fascinants du R&B parce qu’il agit comme un kaléidoscope où chacun y voit une image différente, mais personne n’a foncièrement tort. Certains artistes nous attirent pour leur manière de sculpter leur voix en jouant sur leur technicité, leur tessiture, le travail des harmonies, la précision du souffle, la maîtrise des résonances. Parfois c’est l’inverse, on écoute surtout pour la vérité et les émotions qui font écho en nous. La sincérité d’une fois imparfaite, chuchotée ou frôlée, nous séduit par son intimité et son incarnation. La logique purement acoustique fait que nous sommes tous sensibles à certains timbres et textures. On se laisse tantôt emporter par la chaleur des instruments, les basses,les saxophones qui réchauffent, les claviers qui flânent, des guitares qui respirent. D’autres fois, on est plus touchés par des atmosphères plus synthétiques et électroniques. Musicalement, ces choix s’expliquent : on aime la polyphonie et l’emballage harmonique quand on cherche la beauté travaillée (comme celle des arrangements de la fin des années 90 par exemple) ou on préfère les textures minimalistes et graves quand on veut être plongé dans une ambiance plus froide. Ainsi se rejoignent des clés psychologiques et esthétiques. Autrement dit, nos oreilles « préfèrent » des signaux différents selon notre état intérieur. Ça c’est universel, nos corps cherchent certains sons parce qu’ils dialoguent mieux avec notre manière d’expérimenter la douleur, le plaisir, la nostalgie.

Certaines formes de R&B revendiquent la virtuosité, l'exigence de la technique vocale (vocal runs, puissance), d’autres revendiquent l’authenticité émotionnelle, la véracité de l’expression (parler comme on pense, fautes comprises). Moi, je navigue entre tous. Je suis souvent émue par la confession envoûtante de Ravyn Lenae, la sincérité de Drake lorsqu’il chante (avant 2016), l’honnêteté brouillonne de Summer Walker. Mais je peux aussi être subjugué par la justesse d’une Brandy, la tenue d’une Chanté Moore.

La musique ne sert pas qu’à « plaire » à nos sens, elle sert à faire société, communauté. On ne peut pas nier la dimension culturelle et politique du R&B, qui a été en espace de visibilité pour les cultures noires, américaines a lieu où se sont exprimés des esthétiques et des codes issus de ses communautés. Le R&B a toujours été un espace de rituels, danser en club, chanter à pleine voix entre amis, s’identifier à une culture. Quand j’écoute Destiny’s Child, je ne reçois pas seulement des harmonies travaillées et une cohésion de groupe ; je capte une image et esthétique féminine noire bien précise, le maquillage, les tenues, les coiffures, les chorégraphies. Selon le moment historique, la musique sert à affirmer une création culturelle, à séduire un marché précis, ou à se replier dans une intimité auto-réflexive. Un attachement à telle ou telle forme peut refléter, parfois inconsciemment, une façon de vouloir être vu ou de vouloir appartenir.

Aussi, on n'écoute pas la même chose selon le lieu. Le R&B des années 2000 était conçu pour la radio, la télévision et la piste de danse ; les refrains larges, les ponts dramatiques, une énergie « pour le public ». À l’inverse, le R&B contemporain, nourri de SoundCloud, a souvent été conçu pour le casque, pour l’écoute intime. Quand je suis d’humeur sociale, j’écoute Usher et je pense aux chorégraphies, aux soirées ; quand je veux être seule et nomade, je mets SZA ou The Weeknd de l’époque dans mes oreilles. Finalement chacun place son curseur à un ou des endroits différents.

La mémoire qui reconnaît

Un autre point que j'affectionne, est la façon dont nos sensibilités ne restent jamais prisonnières d’une époque. Elles se prolongent et trouvent de nouvelles incarnations dans des artistes plus récents. J’ai remarqué, par exemple, que ceux qui ont grandi en aimant la musique d’Erykah Badu ou encore Jill Scott, se laissent souvent happer, presque naturellement, par Ari Lennox. Comme si nos oreilles reconnaissaient une parenté secrète : une certaine rondeur du timbre, une façon de chanter qui allie force et vulnérabilité, cette chaleur qui semble avoir traversé les décennies sans jamais se refroidir. On peut changer de génération, de production, de textures sonores, mais la fibre reste la même. Et ce phénomène traverse tout le spectre du R&B. Les amateurs de vocalises vertigineuses des années 90 trouvent aujourd’hui, chez Jazmine Sullivan, non pas une simple héritière mais une véritable continuatrice, capable de faire exploser un refrain avec autant de maîtrise que d’intensité. Ceux qui avaient succombé au groove solaire du New Jack Swing peuvent se tourner vers Anderson .Paak, qui ramène ce sourire contagieux et ce sens du collectif. Quant aux fidèles de balades veloutées et de slow jams, ils reconnaissent sans effort, dans la voix grave et enveloppante de Durand Bernarr, l’écho d’un timbre qui porte toujours en lui l’idée d’une promesse chuchotée dans l’oreille.

J’ai beau avoir mes chouchous et mon époque de prédilection, je crois que l’expérience devient beaucoup plus riche quand on accepte de remonter le fil de l’histoire. Découvrir comment, dès les années 40-50, le genre est né  rencontres et mutations change radicalement notre manière d’écouter les artistes d’aujourd’hui. Les sonorités prennent une autre épaisseur : un simple accord de guitare ou un motif rythmique peut soudain évoquer une lignée entière. C’est un outil sensible, précieux, pour élargir sa curiosité d’écoute et son spectre de compréhension. Pour moi, le R&B est inépuisable grâce à ça. S'intéresser aux pionniers ne retire rien à nos amours contemporaines, au contraire, ça nous donne des clefs pour mieux goûter la richesse du spectre.

Le luxe d’avoir plusieurs R&B, une mosaïque qui ne cesse de s’étendre

On le répète : le R&B est une véritable mosaïque, qui ne cesse de s’étendre et qui à chaque époque, fait naître une nouvelle définition de la sensualité, de la vulnérabilité, de la virtuosité. Mon R&B préféré reste celui de Brandy, Luther Vandross, Chanté Moore, entre autres et j’accueille aussi celui de nombreux artistes plus contemporains comme Ari Lennox ou Kelela. Et je sais que pour d’autres, ce sera l’inverse. Je ne cherche plus à dire quel R&B est « le vrai » ou « le meilleur ». J’ai mon panthéon personnel qui a évolué au fur et à mesure de mes trajectoires, mes détours et mes obsessions ; et je sais que d’autres ont le leur.

On a chacun notre R&B préféré parce qu’on y projette notre époque, nos émotions, nos goûts, nos sens et nos identités. Ce que ça dit du genre, c’est qu’il est infiniment riche, une richesse qui se révèle à travers sa plasticité. Il reste l’un des rares espaces musicaux capables de tout contenir : la performance, l’intime, la fête, la douleur, la revendication, l’expérimentation. Il y en a littéralement pour tous les goûts. Le R&B de demain sera peut-être encore autre chose de plus électronique, plus hybride, peut-être même plus radical encore. Et quelque part, j’ai hâte de voir quel sera mon R&B préféré dans 10 ans.

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L’Afrorave n’a jamais été aussi réelle.

Samedi 28 juin 2025, Rema a littéralement mis le feu.
Sur scène, le prodige nigérian a confirmé ce que beaucoup avaient pressenti avec HEIS un album, qui a eu l’effet d’une onde de choc et qui a secoué le paysage de l’Afrobeats. Le concert, explosif d’énergie, d’esthétique et de puissance, l’a prouvé. Rema a enflammé la scène, et nous a donné un concert historique pour les musiques africaines. L’ambiance était électrique, l’adhésion totale.

Il a conquis, non par concession, mais par affirmation, que le Big Three a résolument un quatrième pilier au sommet. 

 « When I talk ‘another banger’ you better believe am » HEIS, Rema (2024)

Samedi 28 juin dernier, Rema a littéralement mis le feu.
A Bercy, le prodige nigérian a confirmé ce que beaucoup avaient pressenti avec HEIS un album, qui a eu l’effet d’une onde de choc et qui a secoué le paysage de l’Afrobeats. Le concert, explosif d’énergie, d’esthétique et de puissance, l’a prouvé. Rema a enflammé la scène, et nous a donné un concert historique pour les musiques africaines. L’ambiance était électrique, l’adhésion totale. Il a conquis, non par concession, mais par affirmation, que le Big Three a résolument un quatrième pilier au sommet.

HEIS, un tournant pour l’Afrobeats.

Depuis le début des années 2020, Rema est le visage de plusieurs ères musicales à succès. D’abord, celle d’une fusion audacieuse entre Afrobeats et Trap. Puis celle d’un Rema plus sensuel, provocateur, cru, tel qu’on le découvre sur Rave & Roses. Avec “Calm Down”, il séduit un public plus pop, et finit par imposer son empreinte à l’échelle mondiale. Fin 2023, il clôt l’année avec l’EP Ravage, qui s’affirme aujourd’hui comme le prélude à l’énergie brûlante de HEIS. Des titres comme “Trouble Maker”, “DND” ou “Smooth Criminal” annonçaient déjà un changement de perspective. HEIS en est l’aboutissement. L’album trace les contours d’un univers plus sombre, plus froid, où apparaît une énergie incandescente, frénétique, radicale.

L’album est traversé par un fil rouge : les fiers ! Son succès, son talent, sa fortune. Dans HEIS, il brandit l’assurance de son succès : « When I talk ‘another banger’ you better believe am », ou encore dans “Hehehe” : « Monday morning talking about me while I’m making money ». HEIS est l'album des pétages, de l'hédonisme, de fêtes bruyantes et fiévreuses. Mais cette explosion ne masque pas les tensions profondes. C’est aussi un espace d’échappatoire, une soupape de décompression face aux contradictions et aux tragédies politiques du Nigéria. HEIS oscille entre dénonciation et extase, entre le chaos social et la jouissance libératrice. Les producteurs P.Priime et London, quelques-uns des artisans du disque, jouent un rôle essentiel dans cette nouvelle direction sonore et en font une démonstration de force, en traduisant très justement la frénésie de l’artiste.

Le socle sonore du projet brille par son audace rythmique. Le morceau d’ouverture, March Am, fusionne percussions heavy metal et trap dans un chaos maîtrisé. Yayo, porté par des sonorités Amapiano, hypnotise, tout comme Benin Boys, accompagnée de Shallipopi, qui affirme une identité locale revendiquée. Azaman insuffle une énergie nouvelle grâce à une rythmique atilogwu et une boucle de batterie finement construite. Quant à Ozeba, sa puissance brute en fait un hymne tout désigné : monstrueux, bestial, furieux. L'œuvre dépasse le cadre du simple projet musical, et se reçoit comme le manifeste d’une nouvelle ère. Une prise de position artistique et politique dans un contexte où l'Afrobeats a été contraint de se plier aux attentes d’un marché international calibré. C’est là où on pourrait se dire que le pari aurait pu être risqué, d'avoir l’audace de faire un tel album. Mais non! C’est un coup d’éclat. Rema choisit l’insoumission : il puise dans la richesse de son héritage pour construire une œuvre sans filtre ni compromis. Il refuse l’idée que l’internationalisation du genre exige un lissage commercial. Son parcours est la preuve que le monde n’a pas besoin d’une Afrobeats aseptisée, mais peut rayonner en étant réel et fier.

Son héritage, moteur de réinvention et fierté revendiquée

Le public a été ravi de voir Rema renouer avec ce son traditionnel, tout en y apportant sa propre touche.  Dans HEIS, il refuse de lisser ses sons, de neutraliser ses références. Sa vision est claire, intense et enracinée. Mais Rema sait que la musique seule ne suffit pas : l’image est tout aussi essentielle. Depuis ses débuts où il apparaissait avec des nounours, jusqu’à aujourd’hui où il arbore un look de rockstar désinvolte, cigarette à la main, il soigne sa mise en scène avec rigueur. Lors de son concert Ravage Uprising à l’O2 Arena de Londres, il a intégré plusieurs éléments issus de la culture Edo dans sa scénographie. Le masque rouge qu’il porte est une réplique de celui de la Reine Idia, figure emblématique du royaume de Bénin. Le cheval immobile, quant à lui, fait écho à une célèbre sculpture en bronze représentant un guerrier royal prêt pour le combat. Sur “BENIN BOYS, en collaboration avec Shallipopi, Rema rend hommage à sa ville natale, Benin City. On y retrouve également l’imagerie des chauves-souris, omniprésentes dans les arbres du palais de l’Oba de Benin, qui ornent aussi la pochette de HEIS et apparaissent régulièrement dans ses performances et ses visuels. Rema insiste d’ailleurs sur l’importance des références culturelles nigérianes dans son travail, en glissant des clins d’œil à des éléments populaires comme le film d’horreur “Ozeba” ou l’expression “Azaman”, bien connue dans le lexique local.

Musicalement, HEIS multiplie les audaces. Sur WAR MACHINE avec ODUMODUBLACK, il sample le groupe soul Ace Spectrum pour un monologue furieux contre ses détracteurs. Sur VILLAIN, il s’approprie avec fierté le rôle du méchant. EGUNGUN, lui, s’inspire de la vague afrobeats des années 2012-2015 : Rema s’y compare à un masque yoruba, cette fois recouvert non de tissu, mais d’argent. On note aussi de multiples références au style de Don Jazzy, son mentor, qui traversent subtilement l’album. En clair, Rema peut être ce qu’il veut sur un album.

« H-I-M no shaking »
— March Am, Rema (2024)

Le prince de l’Afrobeats couronné à nouveau : Rema a brillé à Paris

Rema a convoqué Benin City, ses ancêtres, ses croyances, son public  dans un tourbillon de sons et de symboles. Samedi soir, à Bercy, il l’a incarné avec une intensité quasi mystique. Et le public était là, prêt  à vivre cette expérience totale. 

L’ambiance du concert ? Électrique.

Cette performance a été exceptionnelle à plus d’un titre. D’abord, par une vision artistique saisissante. Rema a fait preuve d’une authenticité radicale dans les détails ; que ce soit la musique, les visuels, les lumières ou les chorégraphies, tout participait à la même narration, celle de l’univers HEIS.  Sur le plan musical, il a proposé un renouveau du live Afrobeats, en fusionnant Afrobeats,Trap, Amapiano, Electro et Rock. Le concert dépassait le simple cadre d’un show Afrobeats, c'était vraiment la soirée de Rema, cet espace d’hybridation musicale.

En fait, ce qui rendait l’expérience si puissante, c’était la communion avec le public. Malgré la grandeur de l’Accor Arena, Rema a réussi à créer une forme d’intimité, de lien direct vibrant avec son public. Une énergie brute, viscérale, captée et renvoyée par un public en transe. Sans oublier les invités : Tiakola, Theodora Boss Lady, Ruger, Shallipopi, ODUMODUBLACK ont répondu présent pour faire trembler Bercy et rendre le moment encore plus éclatant, fort de puissance collective. Paris a vécu une œuvre vivante, une immersion dans un univers à la fois spirituel, émotionnel et résolument esthétique. Un grand moment, qui marque l’histoire. Ce concert, comme l’album, symbolise un basculement. Une célébration majeure de l’Afrobeats, des musiques africaines et nigérianes dans toute leur complexité, leur rayonnement, leur spiritualité et leur créativité. 

Samedi soir, il y eu de la sueur, de la transe, beaucoup de beautés mais surtout, cette sensation d’assister à un moment décisif.

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Se rencontrer encore et encore.

Synthétique, sensuelle, spirituelle : la musique de Kelela est noire et lumineuse. Un R&B onirique, un électro transcendée par un chant soul et des textes sans détour. Aux côtés de cette merveilleuse hybridité musicale, ce qui fait aussi le charme de Kelela, c’est sa manière de repenser son propre répertoire, de redonner souffle à ses compositions. Elle fait partie de ces musiciennes qui façonnent et transforment leurs chansons, capables de donner plusieurs vies à une même œuvre, de l’habiter autrement, de l’étirer, la déconstruire et la reconstruire avec une vision toujours attentive.

“it never ends, it's waves rushin' in” sorbet (2023)

Spirituelle, sensuelle, sirène : la musique de Kelela est noire et lumineuse. Un R&B onirique, traversé par l’électro, le jazz, une voix soul et des textes sans fards. Au delà de cette merveilleuse hybridité sonore, ce qui fascine chez Kelela, c’est sa manière de repenser son propre répertoire, de redonner souffle et vie à ses compositions.

L’éphémère occupe beaucoup de places dans le paysage musical, Kelela fait partie de ces musiciennes qui façonnent et transforment leurs chansons, capables de donner plusieurs vies à une même œuvre, de l’habiter autrement, de l’étirer, la déconstruire et la reconstruire avec une vision toujours attentive. Son art ne se fige pas, j’ai le ferme sentiment qu’il il respire, mute et se régénère. Dans son écosystème, ses morceaux peuvent renaître sous une nouvelle forme, apprivoiser de nouvelles couleurs, révéler des textures insoupçonnées, sans trahir leur essence. Sa culture du remix est fraîche, engagée et reflète avec justesse la manifestation du temps qui passe, qu’elle prend et de la sagesse qui l’accompagne.

Deux ans après Raven, Kelela a dévoilé, le 11 février, In The Blue Light, un nouvel album live qui revisite ses compositions. Un chef-d’œuvre qui prouve que cette conversation entre passé et futur est au cœur de son processus créatif, faisant d’elle une artiste à part dans le paysage contemporain.


Créer, déconstruire, renaître : une signature artistique unique.

D’origine éthiopienne, Kelela Mizanekristos a grandi dans le Maryland, bercée par un mélange de musiques américaines et africaines. Chez elle, on écoutait du jazz, Burt Bacharach, Miriam Makeba, mais aussi Janet Jackson et Whitney Houston.

Au lycée, elle découvre le rock avec Björk et Pink Floyd, une révélation qui élargit son horizon musical. Elle commence en chantant dans des club de jazz puis change de direction en rejoignant le groupe de métal progressif Dizzy Spells. Quelques années plus tard, elle s’installe à Los Angeles et se rapproche de producteurs. Dès Cut 4 Me (2013), sa première mixtape, son approche singulière s’impose et on comprend à qui on a affaire : un R&B futuriste flirtant intelligemment avec l’électronique et la house. Elle perçoit déjà sa musique comme un matériau évolutif et propose une réédition, Cut 4 Me Remixes.

En 2014, elle dévoile son premier EP, Hallucinogen, qui marque un tournant. C’est à cette période que Solange Knowles la repère et l’invite à poser sa voix sur son futur classique, A Seat at the Table. Fidèle à sa démarche, Kelela offre ensuite à Hallucinogen une version revisitée : Hallucinogen Remixes. Ce projet transforme l’intimité futuriste de l’EP en une expérience plus électrique, tournée vers les clubs. Là où l’original déployait une narration émotionnelle à travers des textures éthérées, cette relecture s’aventure sur un terrain plus percussif et dansant.

Le premier album studio de Kelela, Take Me Apart, se fait attendre plus de deux ans auprès de ses admirateurs. Normal, elle est entourée de producteurs d’exception – Jam City, Arca, Romy Madley Croft et Ariel Rechtshaid et surtout elle tient à avoir le contrôle sur les quatorze morceaux du projet, dont elle est productrice exécutive. Cette exigence transparaît dans l’album : un voyage romantique aussi sensuel que cérébral, où se mêlent R&B avant-gardiste, électronique pointue et envoûtante.

Encensé par la critique, Take Me Apart déconstruit les différentes facettes du désir, des premiers frissons (LMK) de la rupture inévitable (Frontline), du don de soi (Blue Light). Entre rythmiques déstructurées et plages contemplatives, l’album se lit comme le fragment d’un journal intime et rejoint le panthéon de classiques sensuels comme The Velvet Rope de Janet Jackson, avec ses propres méditations sur l'amour et la libération.

Mais pour Kelela, une œuvre ne s’arrête jamais à son premier souffle.

En 2018, elle dévoile Take Me a_Part, the Remixes, un projet bien plus ambitieux qu’un simple album de remixes. En invitant une pléiade de producteurs et d’artistes – Kaytranada, Serpentwithfeet, Rare Essence, Gaika – elle réinvente chaque morceau, et en fait une relecture, un chapitre supplémentaire du récit initial. Take Me Apart était à la fois un aboutissement et un point de départ.

« Ce projet n’est pas juste une collection de remixes, mais une façon pour ma communauté d’artistes, producteurs et DJs de dialoguer à travers leurs différences. »
— Kelela

La scène, terrain de renaissance

Mais la réinvention chez Kelela ne se limite pas aux versions studio. Ses performances live sont une autre forme d’expérimentation. Plutôt que de reproduire ses morceaux à l’identique, elle les modifie, les façonne en fonction de l’atmosphère, du public, de son propre état d’esprit. Certaines chansons sont ralenties, d’autres accélérées, certaines deviennent plus minimales, d’autres plus éclatantes.

Lorsqu’elle monte sur scène, elle ne se contente pas d’interpréter : elle réhabite ses morceaux. Ses concerts sont une exploration, un dialogue avec son public où elle teste de nouvelles textures, de nouvelles émotions. Une chanson comme Frontline ou Rewind peut ainsi prendre une forme radicalement différente d’un show à l’autre, comme si elle cherchait sans cesse de nouvelles façons de raconter ses histoires.

Le cycle continue : Raven et RAVE:N, The Remixes

Après cinq ans de silence, Kelela revient en 2023 avec Raven, son chef-d’œuvre, qui marque un tournant encore plus affirmé dans son exploration musicale. Ici, l’électronique se fait plus radicale, la production plus immersive, le chant plus spectral. Cet album, salué pour sa cohérence et sa puissance émotionnelle, semble déjà porter en lui la promesse d’une mue. Et cette promesse se concrétise en 2024 avec RAVE:N, The Remixes, projet qui prolonge et métamorphose Raven à travers le regard d’une nouvelle génération d’artistes et de producteurs.

Comme pour Take Me Apart, Kelela ne considère pas ses albums comme des œuvres figées, mais comme des tremplins. En confiant ses morceaux à d’autres créateur·ices, elle les libère, les ouvre à d’autres lectures, à d’autres espaces, pour se rencontrer encore et encore.   

« It’s waves rushing in  »
— Sorbet, Raven

Raven est un disque profondément introspectif, où notre sirène utilise la métaphore de l’eau pour naviguer dans son personnel. L’album avance à pas feutrés et appuie là où il faut. Kelela y parle d’amour, oui, mais surtout de tout ce qui pousse à prendre ses distances : les illusions douces-amères (Happy Ending), les silences qui s’étirent, les absences qui réparent, le besoin de disparaître pour se retrouver (Missed Call, On the Run). Derrière les textures électroniques, Kelela tisse le récit d’une métamorphose intérieure, un lent processus de décomposition et de renaissance. C’est une cartographie de la fuite, du repli, de la nécessité de tracer une ligne claire entre soi et l’autre (Let It Go, Closure).

Elle n’implore pas, elle constate : l’amour n’est pas toujours suffisant (Enough for Love), et parfois, s’éloigner est le seul geste de tendresse qu’on se doit à soi-même (Far Away). L’eau revient sans cesse, celle qui nous fait flotter, celle qui emporte, qui détache, qui nettoie les cicatrices à vif (Washed Away, Raven).

C’est aussi un disque qui explore la distance sous multiples ses formes : la distance émotionnelle dans les relations, la nécessité de poser des limites pour préserver son intégrité. Kelela y exprime une tension vitale : le besoin de vulnérabilité et celui de se protéger. Une dialectique subtile, où poser des frontières devient un acte d’émancipation.

À travers des titres comme Raven, Fooley ou Bruises, elle développe une éthique de la résilience. Loin d’un repli, cette posture est une affirmation. Bien que majoritairement écrit avant les soulèvements de 2020, Raven entre avec génie en résonance avec nos mouvements actuels. Il témoigne d’une lutte antérieure, toujours actuelle : celle de revendiquer son espace, d’exister sans concession, sans se soumettre à la peur de perdre des opportunités ou une forme de sécurité.

Un an plus tard, la suite logique s’impose : RAVE:N, The Remixes.

Une relecture assumée, dont le titre à lui seul, jeu de mots entre “raven” et “raving”, annonce l’intention : retourner aux clubs, aux corps en mouvement, aux nuits longues et libératrices. Cet opus met en lumière des artistes de la scène indépendante tels que LSDXOXO, Yaeji, Shygirl, BAMBII, Liv.e, Asmara ou Mme Carrie Stacks. Vous avez maintenant cerné Kelela et comme à sa tradition, l’album ne se contente pas d’un simple relooking sonore : il réinvente Raven à travers des styles aussi variés que la house, la techno, le grime ou la drum & bass. On passe des ambiances feutrées de l’original à des versions plus frontales, incisives, taillées pour les clubs ou les introspections nocturnes en solitaire.

Le disque est un geste collectif et un hommage vibrant à la culture club, et à la place centrale qu’y occupent les corps noirs et queer ou plutôt, qu’ils devraient occuper. Raven poursuit l’exploration sonore et politique qui traverse toute l’œuvre de Kelela : une quête de guérison, de réappropriation, de liberté à travers des textures oniriques, immersives, toujours sensibles. Ce qui demeure, c’est l’intention. Une musique pensée non seulement pour faire danser, mais pour ressentir. Une musique qui existe dans la queerness, la sensualité et surtout dans la rencontre infinie.

«  Ces projets de remixes ne sont pas seulement liés à la joie et à la catharsis que j’éprouve à retourner et à réarranger. Mais aussi à la mise en lumière du travail brillant des artistes qui m’inspirent dans le domaine de la musique de club. »
— Kelela

In The Blue Light : quand le jazz allonge la mémoire

En février 2025, Kelela dévoile In The Blue Light, un album live de douze morceaux, conçu en collaboration avec le bassiste et compositeur Daniel Aged. Enregistré au mythique Blue Note de New York, ce disque radical est à la fois un hommage et une relecture.

Dès le premier titre, Enemy, extrait de Cut 4 Me, le ton est donné : la chanteuse revisite ses propres compositions dans une ambiance feutrée, jazzy, plus introspective que d’habitude. Entre les lignes, c’est une lettre d’amour adressée à ses influences musicales, à ses fans, et à son propre parcours. Kelela se débarrasse de la batterie et des effets sonores caractéristiques de son travail en studio pour faire découvrir à ses fans une autre facette de son art. Entre les prises de paroles de Kelela et ses interprétations, on y retrouve des morceaux cultes (Waitin’, Rewind) mais aussi une reprise vibrante de Joni Mitchell, Furry Sings the Blues. Ici, la voix de Kelela se fait grâce, elle glisse du gris brumeux au bleu nuit,  comme on trace un chemin dans l’ombre. L’électronique est toujours là, mais elle cohabite plus discrète au contact du jazz.

Bien qu'elle ait toujours offert des performances vocales puissantes, Kelela place sa voix au cœur de l'album, exigeant une attention nouvelle de la part des auditeurs. Elle se produit aux côtés d'un groupe live composé de basse, batterie, harpe, piano et chœurs, qui livre des performances tantôt sensibles, tantôt dominantes. Le résultat est dense mais reste aérien, porté par la douceur de Kelela. Sous la superbe direction de l’ingénieure du son Gloria Kaba, la harpe se fait claire et légère, tandis que les claviers et la basse déploient un douceur veloutée. La qualité de l'enregistrement donne au public l'impression d'être présent dans le club.

Tout concourt à une expérience onirique et maîtrisée, un équilibre minimaliste entre fragilité et puissance. Keke la révèle l’essence de ses chansons, leur vulnérabilité comme leur force intrinsèque. “Take Me Apart“, “Blue Light” ou “Better” résonnent ici comme des ballades intemporelles, portées par une interprétation habitée, presque mystique

« It’s a twisted circle you confuse with Love »
— Cherry Coffee, Cut 4 Me (2013)

La douleur des anciens morceaux parait apaisée, cicatrisée par la sagesse du jazz. Car c’est bien connu, le jazz est un baume, il apporte maturation, quiétude et ici on le ressent

Ce projet appuie de nouveau sur la versatilité de Kelela et prouve qu’elle peut modeler et ré-imnaginer le R&B à sa guise, passant du club au minimalisme sans jamais perdre son essence. En se confrontant à l’épreuve du dépouillement, elle affirme encore un peu plus ce que son public savait déjà : elle est une voix, dans tous les sens du terme. Un moment suspendu, une performance qui où le futur du R&B passe aussi par ses racines.

Pourquoi cette démarche est-elle si rare et si précieuse ?

Notre industrie musicale est obsédée par la rapidité, la rentabilité et le formatage, rares sont les artistes qui osent ralentir, prendre le temps de réimaginer, de revenir, et réhabiter leurs propres œuvres. Dans ce monde pressé, Kelela a l’air de choisir la patience, l’intention, la réinvention.  Quand on écoute toute la discographie de Kelela, une chose est sûre et assez magique, c’est qu’elle fige et fait vibrer le temps. Oui, sa musique nous fait ressentir les deux. Ses morceaux s’invitent dans d’autres dimensions, de nouvelles catharsis qui se redéfinissent à chaque rencontre.  

Kelela construit un répertoire qui se déplie dans le temps, respire autrement entre les corps, sur les scènes, dans les clubs, dans la chambre, dans la voiture, à la mer ou à la lumière d’une relecture jazz.  Ce n’est ni nostalgie, ni stratégie, mais une manière instinctive de rester au plus près de ce qui bouge et de ce qui vibre. La répétition devient révélation, la variation en vérité nouvelle. Elle revient. Encore et autrement. C’est dans cette obsession de la quête vivante et infinie, que se cache la forme la plus radicale de fidélité à soi.

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33tours . 33tours .

Une fille, un monde, le chaos

Lorsque j’ai écrit ces lignes en 2022, SOS n’était pas encore sorti, et CTRL restait l’unique témoignage de SZA en album studio. Son écho, toujours aussi vibrant, m’avait donné envie de comprendre pourquoi cet album nous parlait si fort à mes copines et moi. 

« GOOD LUCK ON THEM 20 SOMETHING » (20 SOMETHING, 2016)

Lorsque j’ai écrit ces lignes, SOS n’était pas encore sorti, et CTRL restait l’unique témoignage de SZA en album studio. Son écho, toujours aussi vibrant, m’avait donné envie de comprendre pourquoi cet album nous parlait si fort à mes copines et moi. 

Un miroir générationnel

En 2017, alors qu’elle est la seule femme du label TDE (qui produit entre autre, SchoolBoy Q ou encore Kendrick Lamar), SZA délivre son premier album studio intitulé “CTRL”. CTRL, est avant tout une exploration tantôt simple et tantôt complexe de l’amour, de la jeunesse, une des raisons pour laquelle l’album signifie tant pour tant de monde. Pendant 50 minutes, nous flottons sur de la soul contemporaine, de la pop, parfois de l'expérimentation rock pour revenir à un R&B plus alternatif, qui n’appartient qu’à Solana Rowe. SZA ouvre la porte de sa vulnérabilité à plusieurs occasions notamment sur “Drew Barrymore” ou encore “Supermodel” qui ouvre l’album. Elle y exprime son manque de confiance en elle dans les relations amoureuses et affirme son besoin de se sentir soutenue et vue par son partenaire. En mêlant timbres vibrants, chœurs, basses, riffs de guitare et beats hip hop, la dynamique est réussie et l’artiste parvient à dépeindre de nombreuses facettes de cette tranche de vie, particulièrement celles des jeunes femmes. Sur « Garden (Say It Like Dat) », elle se fait la voix rare d'un R&B féminin qui lâche la garde et ose évoquer ses complexes physiques.

En réalité, l'album CTRL honore l'essence du R&B dans sa capacité à refléter émotions et doutes sans filtre tout en naviguant sur une pluralité de genres. L’énergie nouvelle de SZA rafraîchit la veine musicale de l’époque dominée par les beats héritées du “Cloud R&B”.

Fragments de vie

SZA oscille entre universalité et naturalité et évite ainsi le cliché du pathos. La chanteuse se frotte aussi à des sujets plus délicats qu’elle aborde avec une approche de prise de pouvoir. “Doves In the Wind” et “Go Gina en sont les parfaits exemples. Son approche des romances modernes souvent pleines de brisures d'ego, se fait sur un mode candide et sincère, voisine de Frank Ocean, qui implorent que le sentimental soit priorisé dans une ère de consumérisme musical. Certes, il est souvent question d’insécurités et de doutes lorsque l’on se plonge dans l’univers de SZA mais elle n’échoue pas à insuffler l’espoir de mieux grandir avec le temps. 

« J’ai l’impression que les gens réduisent les femmes noires à une attitude, comme si on se foutait de tout. Mais il y a tant d’émotions et de pression, tant de fierté. On doit puiser dans tout ça. Il est important de donner aux femmes qui ne sont pas noires un aperçu des peurs et des doutes contre lesquels nous nous battons  »
— SZA au site américain Pitchfork en 2017.

L’artiste, et les auditeurs avec elle, sont encouragés à prendre le contrôle de leur vie, à prendre les choses en main car la nécessité de s'approprier son histoire devient primordiale, surtout en tant que femme. Le véritable succès de CTRL réside dans la façon dont il a tenté d’élever les jeunes générations, nous montrant que nous ne sommes pas seuls. Nous sommes connectés à travers nos expériences, bonnes et mauvaises.

En 2017, j’avais 19 ans mais je plonge dans CTRL 3 ans plus tard. Je le découvrais sans me douter de l’empreinte qu’il laisserait, je n’avais pas encore saisi toute la portée de ses mots. Au début, je me laisse simplement bercer par la musicalité, la douceur des guitares, les voix qui semblaient flotter à la surface de quelque chose d’indicible. J’ai évidement succombé au charme de « Love Galore »qui tournait absolument partout. Puis un jour, je suis retombée sur « Normal Girl ». Je ne saurais expliquer pourquoi, mais en l’écoutant, j’ai eu une épiphanie, comme on dit. 

Cette chanson, j’aurais pu l’écrire. (Si vous avez déjà connu ces amours fébriles, anxieux, vous savez.) Tant tout ce qu’elle disait devenait miroir : le désarroi, la tendresse, le besoin de plaire, de guérir, de se sentir « normale », autant de failles dont elle n’avait pas honte. Ce que j’ai compris alors, c’est que SZA avait farouchement osé dire tout haut ce que tant d’entre nous pressentaient tout bas : que le fantasme de la vie adulte, de la réussite, de l’alignement est souvent précédé d’un chaos dont on parle trop peu. Il y a quelque chose d’immensément apaisant à se dire qu’on n’est pas seule dans le chaos, pas seule à se sentir perdue, désorientée, vulnérable. Qu’on n’est pas seule non plus à essayer de comprendre comment fonctionner, et comment aimer. C’est sans doute pour cela que CTRL est devenu si précieux pour tant de jeunes femmes noires à ce moment-là : il tendait un miroir honnête, nu, vibrant, où nos doutes, nos forces et nos contradictions pouvaient cohabiter. La vingtaine a tendance à être pleine de doutes et de pertes mais il lui arrive d’offrir, entre deux vertiges, un infini de lumières et de grâce.

Je me suis souvent dit que CTRL était le pendant musical parfait de la série Insecure. Comme Issa Dee, SZA nous montre ce que c’est que d’avoir la vingtaine et de chercher à s’aimer, à se construire, à survivre à nos propres attentes. Toutes deux nous tendent un reflet sans fard, où l’on culpabilise moins dans ce chaos.

Je garde sincèrement l’image de CTRL, comme un des albums qui m’a le plus transmis la réalité que le R&B n’est plus seulement la musique de l’amour amoureux mais aussi et surtout, celle de l’amour de soi

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